Article mise à jour le 05/09/2023, ajout de contexte, et précision sur le rôle de chacun. () Recherche en cours sur l’arrestation et la déportation des 14 autres membres du cabinet sous la direction de Carmille.

Lorsque j’ai lu ce livre pour la première fois, il y a 22 ans, IBM et l’holocauste, j’ai été confronté à la remise en question de mes opinions tranchées et binaires sur la Seconde Guerre mondiale et sur le rôle de Vichy après la défaite cinglante et sanglante de mai-juin 1940. En étudiant cette période de l’histoire, j’ai réalisé que certains hommes ont choisi de collaborer avec un vainqueur sans aucun état d’âme, parfois sous contrainte, mais d’autres honorablement, décidèrent de rester à leur poste avec comme objectif de saboter discrètement le travail d’un régime, alors sous tutelle de l’Allemagne. C’est ce que l’article va tenter de décrire en prenant l’un des cas les plus emblématiques et admirables, à savoir la résistance discrète et silencieuse de l’un d’entre eux : René Carmille.

« IBM et l’Holocauste » d’Edwin Black est un livre qui examine le rôle de la société informatique IBM dans la montée du régime nazi en Allemagne et la mise en œuvre de l’Holocauste pendant la Seconde Guerre mondiale.

L’auteur présente des preuves qui montrent comment IBM a fourni à la machine de guerre nazie des systèmes de traitement de données (Machine Hollerith), notamment des cartes perforées, qui ont été utilisés pour identifier et suivre les juifs et autres groupes ciblés par les nazis. Le livre raconte également l’histoire de la filiale d’IBM en Allemagne, Dehomag, qui a travaillé en étroite collaboration avec les nazis pour mettre en place un système de fichiers qui a permis aux nazis de traquer les victimes de l’Holocauste. Il offre un examen perspicace et troublant sur la complicité de l’entreprise IBM dans l’un des pires génocides de l’histoire de l’humanité.

Léon François René Carmille était un homme remarquable qui a mené une résistance de l’ombre au sein même du régime de Vichy. Il s’était donné pour mission secrète de recenser des hommes en vue de leur mobilisation dans une armée de libération, il a également saboté le travail de recensement des Juifs de France que les nazis lui avaient ordonné, pertubant ainsi la volonté allemande de déporter massivement les Juifs de France. Ce qui est remarquable chez Carmille, c’est qu’il a pris de bonnes décisions dès le début, après la défaite de 1940, que ce soit pour son plan secret de mobilisation en vue de prendre une revanche sur l’armée d’Hitler ou pour le sabotage du recensement des Juifs de France à l’aide du système mécanographique d’IBM. Sa présence dans les rouages de Vichy illustre davantage toutes les formes de résistance à l’occupant qui existaient alors, dans ce moment sombre de l’histoire, jamais mis en avant par les historiens.

L’extrait de texte ci-dessous provient du chapitre 11 du livre d’Edwin Black IBM et l’holocauste intitulé La France et la Hollande…

Machine Hollerith modèle non déterminé

«Tout au long de l’année 1942, les allemands se demandèrent sans doute ce que faisait Carmille. Vallat (Commissaire général aux questions juives, sous Vichy) avait assuré au ministère de l’intérieur que celui-ci se chargerait de «la tenue à jour du fichier par son procédé mécanographique perfectionné grâce auquel nos service disposeront en permanence d’une base qualifiée pour leurs travaux». A cette fin, on avait remis à Carmille un fichier de cent vingt mille noms. Il en détenait l’unique exemplaire. Il n’y avait pas de double. Décidement, les activités de Carmille restaient bien mystérieuses.

En Octobre 1943, René Carmille se rendit sous un nom d’emprunt à Annemasse, près de la frontière Suisse, pour rencontrer dans le plus grand secret des proches d’ Emile Genon, directeur d’IBM Belgique. Désormais en poste à Genève, Genon avait été chargé par IBM NY (New York) de se procurer des informations récentes sur toutes les filiales Européennes confiées à des administrateurs allemands. Genon voulait des renseignements sur Westerholt, le SS qui administrait la CEC (filiale française d’IBM). Quels étaient ses points forts et ses faiblesses ? Carmille lui répondait volontiers, car il avait besoin de l’aide d’IBM pour son opération mécanographique. (De fait juste après la guerre, Watson enverrait à Paris son émissaire personnel et assistant de longue date, J.J. Kenney, qui rencontra l’épouse de Carmille à l’hôtel Georges-V. Lors de cette entrevue, Kenney transmit à Mme Carmille les remerciements personnels de Watson pour les informations régulièrement communiquées par son mari.)

Carmille était manifestement plongé dans une opération mécanographique des plus intenses. Mais pourquoi ne livrait-il pas ses listes de Juifs ?

Le 8 novembre 1942, les américains soutenus par des troupes britanniques, débarquaient en Algérie. Comme beaucoup l’espéraient, les forces francaises locales se rangèrent du côté des Alliés. Le 5 décembre 1942, les forces françaises libres s’emparèrent de la succursale du service national des statistiques d’Alger. Grâce aux tabulatrices et aux fichiers de cartes perforées de Carmille, les hommes de De Gaulle furent en mesure d’organiser avec une rapidité prodigieuse la mobilisation de milliers de Français et d’autres ressortissants dans des unités spécialisées. Dès le 17 janvier 1943, ils étaient prêts à se battre.

Les Allemands étaient perplexes : comment la mobilisation des Français d’Algérie avait-elle pu avoir lieu aussi rapidement ? Après tout, le bureau local de Carmille ne s’intéressait-il pas qu’aux Juifs, aux cultivateurs et aux ouvriers en tout genre ?

Quelques jours plus tard, les nazis découvrirent que Carmille travaillait pour la Résistance. Il n’avait jamais eu l’intention de livrer les Juifs. Il ne s’agissait que d’une couverture, destinée à faciliter les plans de mobilisation.

Carmille avait berné les nazis : depuis 1911, il travaillait pour le contre-espionnage français. Aux heures les plus noires de Vichy, Carmille avait toujours été l’un des agents les plus haut placé de la résistance, un membre du fameux réseau «Marco Polo». L’opération de Carmille avait permis d’établir plus de vingt mille fausses cartes d’identité. Et, depuis de long mois, il travaillait sur une base de données de huit cent mille anciens soldats français susceptibles d’être mobilisés, sur-le-champ pour former des unités parfaitement organisées et soutenir les armées de libération. Selon son plan, trois cent mille hommes étaient prêts à prendre les armes. Il disposait de leurs noms, de leurs adresses, de leurs spécialités militaires et d’informations complètes sur leurs compétences professionnelles. Il était en mesure de distinguer les métallurgistes spécialisés dans les tringles à rideaux, mais aussi les soldats en état de combattre.

Quand à la colonne 11, la fameuse colonne qui devait dénoncer les Juifs, elle ne fut jamais perforée – les réponses ne furent jamais tabulées. Plus de cent mille fiches étaient stockées dans son bureau – elles ne furent jamais transmises aux autorités. René Carmille avait fait échouer toute l’opération. (biensûr avec l’aide et la complicité des 14 autres hauts fonctionnaires de son cabinet, tous attachés à saboter la machine de déportation Allemande)

Deux cartes perforées, dérobées en secret furent adressées au siège parisien de la Gestapo, à l’hôtel Lutecia. Les agissements de Carmille furent percés à jour. Certains officiers allemands réclamèrent son arrestation immédiate, avec les quatorzes cadres du Service national des statistiques. Mais Wilde, l’officier du renseignement allemand, estima cette mesure inopportune : il fallait que quelqu’un assure le fonctionnement des tabulatrices pour que l’on puisse continuer à expédier en Allemagne les précieuses brigades de travailleurs. Après tout, les informations strictement professionnelles étaient parfaitement à jour. On laissa donc Carmille poursuivre son opération. Mais les nazis pouvaient faire une croix sur leurs informations automatisées.

Conscient de faire l’objet de soupçons, Carmille n’en prononça pas moins un courageux discours devant les élèves de la promotion 1943 de l’école polytechnique, où ses commentaires ne risquaient guère de passer inaperçus.

«Aucune force au monde, les exhorta-t-il, ne peut vous empêcher de vous rappeler que vous êtes les héritiers de ceux qui ont défendu le sol de France, depuis ceux qui étaient de Bouvines […] jusqu’à ceux qui étaient dans la marne[…] Souvenez-vous-en !

Aucune force au monde ne peut vous empêcher de vous rappeler que vous êtes les héritiers de la pensée, du mysticisme et de la mathématique de Pascal, de la clarté des écrivains du XVIème et du labeur persévérant des savants du XIXème siècle, tout cela […] en France. Souvenez-vous-en !

Aucune force au monde ne peut vous empêcher de savoir que votre maison a fourni des penseurs comme Auguste Comte… et que la liberté de penser a toujours existé sur la montagne-Sainte-Geneviève avec rigueur et tenacité. Souvenez-vous-en !

Aucune force au monde ne peut vous empêcher de savoir que la devise qui figure en lettres d’or sur le pavillon est «Pour la patrie, les sciences et la gloire» et que le lourd héritage que constitue l’immense travail de vos anciens est pour vous un impératif catégorique qui doit guider votre ligne de conduite. Souvenez-vous-en !

Tout cela est inscrit dans votre âme et personne ne peut avoir d’action sur votre âme, car votre âme n’appartient qu’à Dieu.»

Au début de l’année 1944, la décision d’arrêter Carmille fut prise. Apréhendé à Lyon le 03 février à midi, il fut conduit à l’hôtel Terminus où il fut intérrogé par nul autre que le «boucher de Lyon», Klaus Barbie, qui tortura personnellement Carmille deux jours durant. Il ne parla pas.

Le 11 juin 1942, l’Allemagne ordonnait la déportation immédiate de quinze mille Juifs hollandais. Les hommes d’Eichmann utilisaient le terme d’évacuation. La destination ultime de la communauté juive hollandaise serait les camps de la mort, Auschwitz et Sobibor.

Le quota imposé à la France était de cent mille Juifs originaires des deux zones. Mais Théodor Dannecker, l’adjoint d’Eichmann à Paris, dut se rendre à l’évidence : il n’attendrait jamais ce quota. Le 22 juin 1942, on modifia soudainement les chiffres.

Le nouveau quota imposé à la France fut réduit à quarante mille Juifs. En contrepartie celui de la Hollande passa, lui aussi à quarante mille.

Le programme mécanographique de Lentz (chef de la direction des registres Hollandais) était un modèle d’efficacité. En mars 1944 les commandants de la Waffen SS en poste à La Haye avaient donné ordre d’aménager de nouveaux locaux, à l’épreuve des bombes pour les registres de la population de Lentz. Des bunkers destinés à protéger les Hollerith et leurs précieuses cartes devaient être annexés à ce nouveau centre. Des ateliers de tri, de tabulation et de classement alphabétique distincts étaient disposés autour d’une immense salle de perforation. Un bureau d’angle était expressément affecté aux «cartes perdues». Des services reservés à l’administration et au contrôle complétaient ce complexe.

Parfaitement identifiée la communauté juive hollandaise avait été assigné à résidence dans des conditions qui n’avaient pas grand chose à envier à celle d’un ghetto. Elle était soumise à une surveillance constante. Il ne restait plus qu’à organiser sa déportation vers les camps de la mort. Les Juifs pouvaient être convoqués nominalement de manière parfaitement coordonnée, par caractéristique, démographique, par âge, par origine géographique et bien sûr, par ordre alphabétique.

Les opérations avaient commencé en juillet 1941. Les noms des Juifs provenaient des fichiers du bureau central. Au bureau municipal de statistique d’Amsterdam, des cartes démographiques représentaient la population Juives, quartier par quartier, utilisant des chiffres rouges pour les Juifs et des bleus pour les non-Juifs. On avait porté des points sur des plans de la ville afin d’identifier de manière plus transparente la population Juive, quartier par quartier – plus il y avait de points dans un quartier, plus la densité de Juifs y étaient élevée. A partir de juillet 1942, des trains transportaient régulièrement des Juifs jusqu’au camp de transit de Werterbork qui faisait fonction de service d’enregistrement. Les arrivants étaient conduits dans une grande salle d’enregistrement où travaillaient une soixantaine d’employés. Ceux-ci leur prenaient leurs cartes d’identité, de rationnement, et tous leurs papiers personnels.

Un rapport des services secrets britanniques révélait à l’époque : «L’être humain devient un numéro […] Un double de la nouvelle carte numérotée de baraquement est classé dans le fichier […On conserve] au camp un fichier spécial. Les papiers d’identité des Juifs déportés sont envoyés ensuite au siège du registre de population de La Haye qui a obtenu ainsi les noms de presque tous les Juifs déportés de Westerbork vers la Pologne.» De Westerbork, deux convois par semaine partaient pour Auschwitz et d’autres camps de la mort.

Les convocations nominales étaient si efficaces que les nazis dépassaient régulièrement leurs quotas. Entre le 11 janvier et le 31 janvier 1943, trois milles Juifs auraient dû être déportés. Mais on en arrêta six cents de plus, si bien qu’ils furent trois milles six cents à partir, en cinq convois. Les quatres transports suivants concernèrent quatre mille trois cents personnes.

A la fin de 1942, la Hollande avait réalisé l’intégralité de son quota initial de déportation de quarante mille Juifs. Les trains continuèrent néanmoins à partir. La cible suivante fut les huit mille Juifs internés dans des asiles d’aliénés et dans les maisons de santé. Le plus grand de ces établissements était situé près d’Apeldoorn; c’était là que les pensionnaires avaient eu tant de mal à répondre avec cohérence aux questions détaillées du recensement. Les 21 et 22 janvier 1943, des détachements SS investirent l’hospice d’Apledoorn. Au cours d’une opération que tout le monde s’accorda à juger particulièrement brutale, les SS frappèrent sadiquement les malades hagards, parmi lequels se trouvaient de nombreux enfants, et les chargèrent dans des bétaillèrent – de là, ils les conduisirent à la gare.

En Hollande, l’opération ne connaissait pas de répit, les registres de la population ne cessaient de vomir des liste de noms. Et les trains roulaient, et roulaient encore.

Pendant ce temps en France, les Allemands déportaient autand de Juifs qu’ils le pouvaient vers les camps de la mort. Mais les rafles se faisaint à l’aveuglette.

René Carmille fut déporté à Dachau sous le matricule 76608. Il y mourut d’épuisement le 25 janvier 1945. Il fut honoré à titre posthume pour ses hauts faits patriotiques, mais l’exploit qu’il a accompli en limitant spectaculairement le nombre des victimes juives en France n’a jamais été véritablement reconnu. Il a même été parfois contesté. Aucune tabulatrice ne chiffrera jamais le nombre de vies qu’il a sauvées. Après la guerre, Lentz fit valoir qu’il n’était qu’un simple fonctionnaire. Jugé pour des motifs qui n’avaient rien à voir avec la déportation des Juifs, il fut condamné à seulement trois ans de prison.

La Hollande avait Lentz. La France avait Carmille. La Hollande disposait d’une solide infrastructure Hollerith. Celle de la France était en plein Chaos, grace à René Carmille.

Quelques chiffres :

Sur une population estimée à 140 000 personnes, plus de 107 000 Juifs hollandais furent déportés et, sur ce nombre, 102 000 furent assassinés – un taux horrifique de mortalité d’environ 73%.

Sur les 300 000 à 350 000 Juifs qui vivaient en France, toutes zones confondues, près de 85 000 furents déportés – il n’y eu que 3000 survivants. Le taux de mortalité en France fut d’environ 25 %.

Fin du chapitre, j’ajouterai à ce décompte macabre ceux d’autres pays d’Europe pour bien venir appuyer le rôle central qu’a joué René Carmille dans ce pourcentage : le plus faible des pays occupés… En Grèce, 86 % de la communauté juive a été exterminée, La Pologne connaît une tragédie plus grande encore avec plus de 90 % de Juifs assassinés, Plus de 80 % de la communauté juive lettone disparut également à partir de juin 1941, début de l’occupation nazie. Sur les quelque 90 000 Juifs vivant en Lettonie à cette époque, environ 75 000 sont morts, souvent assassinés dans les forêts du pays, avec l’assistance de milices lettones. En Hongrie, alliée des Allemands et occupée à partir de mars 1944, environ 75 % des 800 000 Juifs qui y habitaient en 1940 ont été déportés puis sont morts dans les camps de concentration, en Belgique Près de 39 000 des 65 000 Juifs de Belgique périront pendant la Shoah, en Ukraine 1,8 millions de Juifs sur 2,5 millions seront exterminés, sans l’aide d’IBM mais avec beaucoup d’acharnement et d’horreur… enfin pour terminer sur ce qu’il était possible de faire, La Bulgarie s’est distingué en ayant refusé l’envoi dans les camps, des 48 000 Juifs résidant sur son sol.

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